Remarque: Cet article est extrait du mémoire de recherche de Lucie Lespinasse, enseignante, intitulé: La souffrance psychique des adolescents en milieu scolaire : entre déni et alibi ? N’hésitez pas à le consulter pour de plus amples informations sur le sujet.
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L’élève au travail
De nombreux ouvrages et articles francophones (Perrenoud, 1994; La Borderie, 1991 ; Sirota, 1993) ont essayé de définir le métier des élèves. Si les élèves ont un métier, ils ont aussi un travail, qu’il est souvent difficile de décrire. Pourtant, être élève est le premier métier du monde.
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Dans toute institution scolaire, des contraintes sont mises en place (Perrenoud, 1994). Il semble donc que les élèves soient assujettis à un métier ayant des règles et des normes très précises : horaires stables, souvent rythmés par une sonnerie, absences et retards relevés et sanctionnés, travail à faire en classe et à la maison, performances (connaissances aussi bien que comportements) notées individuellement, et communiquées aux parents, écarts de conduite relevés et sanctionnés, conseil de classe décidant de l’orientation de l’élève, organisation de classe et d’établissement codifiée par le règlement.
C’est un métier d’apprendre, avec ses techniques, ses méthodes, ses activités propres, sa raison d’être économique et sociale, sa responsabilité : « Faire confiance à la jeunesse c’est d’abord reconnaître son travail ; à partir de cela, rien n’est impossible » (p14 La Borderie, 1991). D’ailleurs nous posons souvent la question « qu’est ce que tu fais dans ta vie » et la réponse « je suis collégien, lycéen, étudiant » indique bien notre activité économique dans cette société. Ce ne sont pas des responsabilités qui portent sur le présent mais dans l’avenir du pays. Le travail des élèves, comme celui des adultes obéit à des exigences de productivité et de qualité (La Borderie, 1991).
Le concept de curriculum a été problématisé dans la nouvelle sociologie anglaise de l’éducation. Les différentes variantes du curriculum (i.e., programme) (formel, réel, caché) permettent de mieux comprendre l’inscription sociale du métier d’élève (Sembel, 2003). Le curriculum formel est celui des programmes officiels appliqués par les enseignants ; le curriculum réel est le travail réellement réalisé par les élèves, une fois qu’il a été mis en application par l’enseignant et qui tient compte de diverses contraintes ; le curriculum caché est enfin ce que les élèves doivent faire pour réussir, sans que cela soit explicitement annoncé par l’institution ou les enseignants. Les élèves d’origine populaire essaient justement de décoder, de s’approprier ce curriculum caché qui provient souvent d’une culture autre que la leur. Pour analyser le travail de l’élève, on peut comparer deux à deux ces curriculums (formel vs. réel, formel vs. caché, et réel vs. caché) pour mieux comprendre ce que l’élève doit vraiment faire pour être efficace.
Le concept de métier d’élève (Coulon, 1993; Sirota, 1993, Sembel, 2003), permet de relier l’activité intellectuelle des élèves et des étudiants au fonctionnement réel des institutions scolaires. Une distanciation, une autonomie des individus par rapport aux attentes explicites de l’institution dans le domaine du travail scolaire deviennent possibles. Comme le souligne Philippe Perrenound (1994) c’est l’un des métiers les moins librement choisis. « Le métier d’élève est assignée aux enfants et aux adolescents comme un métier statutaire, à la manière dont un adulte est mobilisé par l’État dans un jury ou une armée. Juridiquement, le travail scolaire est plus proche des travaux forcés que de la profession librement choisie ».
Concernant la souffrance à l’école, si nous formulons l’hypothèse qu’il existe une pression institutionnelle comparable à celle du monde du travail, il est donc indispensable d’analyser la souffrance au travail afin d’en identifier les différents critères.
Les élèves travaillent et il s’agit de porter un regard attentif sur la gestion de leur temps (dans et hors école, combien de temps pour les devoirs, pour venir à l’école ) et il faut reconnaître la spécificité de leur travail qui est d’apprendre. Ces études mobilisent l’idée de souffrance dans le monde du travail, et observent la souffrance des personnels scolaires.
L’institution ayant un impact sur le bien-être et le travail des personnels scolaire, nous nous questionnons sur lien avec le bien-être et le travail des élèves.
Évolution du système éducatif
Avec la massification et la démocratisation du système scolaire, la légitimité du système en termes de valeurs a été remplacée par une légitimité en termes d’efficacité. Une manifestation de «crise de sens » de l’école, plus exactement de son « programme institutionnel » (Dubet, 2002).
La souffrance est devenue en même temps une thématique centrale dans l’espace public et les sciences sociales (souffrance au travail notamment). Néanmoins, la souffrance des élèves a rarement été abordée même si la violence scolaire est régulièrement médiatisée.
Le déclin de la discipline scolaire au profit de l’injonction d’autonomie est porteur de nouvelles exigences pour le sujet, en quête de réussite sociale autant que d’identité personnelle (Mabillon-Bonfils, 2008).
« Parce que chacun est plus égal, il est sommé de prendre en charge lui-même des problèmes qui relevaient de l’action en commun et de la représentation politique » l’échec est donc renvoyé aux qualités et aux défauts intrinsèques de l’individu.
Élèves en souffrance au travail
B. Mabilon-Bonfils, dans son étude de 2011, (Trajectoires-Reflex, 760 enfants interrogés d’avril à juin) met l’accent sur les souffrances à l’école des élèves de milieux défavorisés. Il semble alors que la souffrance « au travail » ne serait par l’apanage des adultes. L’objectif de l’étude de B. Mabilon-Bonfils, est d’interroger la souffrance des élèves à l’école au moyen des outils des sciences sociales de manière à déconstruire les fausses évidences médiatiquement entretenues. Il s’agit de comprendre le vécu scolaire des lycéens. Décrivant l’expérience lycéenne, F. Dubet et D. Martucelli (1996) semblent souligner que ce qui est difficile à vivre, ce n’est pas tant le poids du travail, de la discipline ou de l’organisation, que le sentiment d’être dans un système traversé par une chaîne de mépris et par la menace latente d’une destruction de l’image de soi.
De plus, il semble qu’il y ait un véritable déni collectif (B. Mabilon-Bonfils, 2011), une difficulté à admettre la souffrance en tant que telle par les élèves. Tous commenceraient par dresser un tableau plutôt positif ou serein de leur vécu scolaire, mais ensuite souligneraient la souffrance (qu’ils soient souffre-douleurs de leurs camarades, soumis a une pression parentale, qu’ils rencontrent des difficultés sociales les amenant à combiner des petits boulots…). Cependant, l’étude ne met pas l’accent sur la violence institutionnelle, liée à l’organisation de l’école elle-même.
La dimension scolaire de la souffrance à l’école caractérise la part plus spécifique de l’école dans l’émergence de formes de souffrance des élèves. Il semblerait que la souffrance scolaire est plus fréquente quand la relation professeurs/élèves est ressentie comme mauvaise, conflictuelle ou froide. Selon les travaux de P. Merle (2005) le sentiment d’humiliation est souvent évoqué par les élèves.
Dans une des enquêtes, réalisées en 2000 par B. Mabilon-Bonfils (872 collégiens de sixième et troisième), un collégien sur cinq a déclaré s’être senti « souvent » ou « assez souvent » humilié par son professeur. Mais la situation de compétition scolaire comme partie prenante du vécu de souffrance scolaire où notes et classements scandent leur parcours semble également très souvent citée (pression de l’évaluation).
Néanmoins, ce qui est le plus souligné est la dimension sociétale de la souffrance scolaire. C’est-à- dire la pression sociale, particulièrement familiale, autour de la réussite scolaire et les interactions juvéniles pouvant être compliquées à l’adolescence. Nous considérons ces aspects comme des « Alibis » c’est-à-dire des facteurs hors école (« ailleurs»). Il peut s’agir de la précarité sociale, nécessitant un petit boulot lycée (« pratique croissante » Ballion 1994). Il peut s’agir aussi de la difficulté à vivre une vie familiale et sociale, et des interactions juvéniles dans les groupes de pairs, spécifiques à l’adolescence.
Selon l’étude d’Yveline Fumat (1996) sur les groupes d’entraînement à l’analyse des situations éducatives (GEASE) il y a différents niveaux à prendre en compte : la personne, le phénomène de groupe et l’institution. Mais, là encore, les déterminants institutionnels très sont souvent oubliés. Ainsi, les premières raisons invoquées par un élève en situation d’échec scolaire, sont souvent en lien avec la relation interpersonnelle. Il s’agit alors, pour les situations de souffrances psychiques, de nous replacer aux travers de ces niveaux d’analyses et d’explorer celui de l’institution.
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