Le psychodrame psychanalytique : histoire et concepts fondamentaux

A- Généalogie du psychodrame psychanalytique

On peut définir deux filiations principales du psychodrame analytique : la notion de catharsis (et ses développement chez les penseurs du théâtre) ainsi que le concept de scène psychique tel qu’il est défini dans l’œuvre de Freud.

psychodrame : représentation fantasmatique d'une scène jouée avec un chevalier et une maison abandonnée
psychodrame du jeu au rêve

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1- Histoire du psychodrame: la catharsis

Tout d’abord, pour comprendre les soubassements théoriques du psychodrame – en particulier du psychodrame morénien – un détour par l’histoire des conceptions sur le théâtre paraît utile. En effet, il permet de montrer que la réflexion sur le psychodrame s’inscrit dans une généalogie et s’inspire de la notion de catharsis.

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La catharsis chez Aristote

Dans La Poétique[1], considérée comme un des premiers écrits théoriques sur le théâtre, Aristote traite de la tragédie et de l’épopée. La notion de « poïésis » est centrale dans ce texte. Elle s’applique à toute création artistique conçue comme une imitation de la réalité sensible. Pour Aristote, ce qui doit primer dans la tragédie, c’est l’intrigue (« drama »). Elle doit nécessairement être composée d’un début, d’un milieu et d’une fin et constituer une unité. La poésie tragique présente ce qui pourrait être « en puissance » (potentiellement). Même lorsqu’elle prend pour thème ce qui est en fait advenu, elle le présente comme pouvant arriver de nouveau. Ensuite, la tragédie se définit par ses effets : elle doit susciter la « terreur » et la « pitié » du spectateur. Sa finalité est de provoquer chez ce dernier la catharsis, purge des passions. Elle consiste en une libération des passions du spectateur qui, pour le dire avec les mots de Lacan, les éprouve sur le mode de l’imaginaire, le semblable se traitant par le semblable.

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La catharsis chez Nietzsche et Artaud

En 1871, Friedrich Nietzsche va définir le théâtre comme ce qui dépasse la simple imitation. Pour lui, la scène permet une métamorphose. Comme il l’écrit dans Naissance de la Tragédie[2], « celui-la est dramaturge qui ressent une irrésistible impulsion à se métamorphoser soi-même, à vivre et agir par d’autres corps et d’autres âmes » ( §8, « L’origine de la Tragédie »). Dans cette vision, le sujet comme acteur se voit lui-même métamorphosé dans un autre corps et agit comme s’il vivait réellement dans un autre corps. Ainsi, la représentation est inscrite dans l’essence théâtrale qui n’existe que lorsque s’accomplit la métamorphose. L’oeuvre théâtrale a pour finalité d’être représentée et cette représentation lui permet d’être pleinement. Pour Nietzsche, la valeur du théâtre ne réside pas tant dans la catharsis que dans le résultat de la métamorphose qu’elle permet.

Plus près de nous, Antonin Artaud[3] parle de scène de la cruauté. Il souhaite que le théâtre se dégage des règles et de l’intellect. Il recherche dans l’œuvre l’abolition des distances, et le retour à des images nées de sensations occultées et oubliées. Ainsi, Artaud perçoit le théâtre uniquement comme création et comme création de l’inconscient; non comme « re-présentation » car nulle présentation ne lui pré-existe.

 

Ces différentes réflexions sur la valeur cathartique du théâtre se retrouvent dans l’évolution des conceptions sur le psychodrame. En effet, Moreno souligne l’importance de la catharsis pour les spectateurs du psychodrame, s’inspirant directement de la pensée d’Aristote. A l’inverse, le psychodrame psychanalytique abandonne cette conception de la catharsis. Le jeu a d’abord un effet thérapeutique sur celui qui joue. Cette idée trouve un écho dans la notion nietzschéenne de « métamorphose » du sujet par le jeu dans sa dimension vécue.

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2. La scène du psychodrame comme scène de rêve et de jeu

Ensuite, la notion de scène psychique développée par Freud est fondamentale dans la définition du psychodrame analytique. La première fois que Freud parle de scène, c’est en 1897 pour connoter certaines expériences infantiles traumatisantes organisées en scénarios, en scènes.

En 1918, dans L’homme au loup, il parle de scène originaire ou primitive pour nommer le coït parental. Pour lui, cette scène renvoie au passé ontogénétique et phylogénétique de l’individu. Face à elle, le sujet est sidéré, figé par la rencontre brutale et inarticulée d’une scène et d’un signifiant. C’est la production d’un scénario fantasmatique articulant la scène et son signifiant qui va permettre au sujet de dépasser la sidération psychique, c’est-à-dire le traumatisme. Comme nous le verrons, une des fonctions du processus psychodramatique est de rendre cette tentative de liaison possible.

Dans L’interprétation des rêves, Freud énonce que « les pensées du rêve et le contenu du rêve nous apparaissent comme deux exposés des mêmes faits en deux langues différentes, ou mieux le contenu du rêve nous apparaît comme une transcription des pensées du rêve dans un autre mode d’expression[4] ». Le même principe est à l’œuvre dans le psychodrame : lorsque l’on joue le récit du sujet, on le transcrit dans un mode d’expression différent de celui de son énonciation. Ainsi du récit au jeu, il y a cette transcription. Il est important, dans le psychodrame, de scander ces temps de l’énonciation par une différence spatio-temporelle.

Ainsi, on retrouve dans le psychodrame les processus à l’œuvre dans le travail du rêve.

Tout d’abord, dans le jeu psychodramatique, la condensation est présente car la durée du jeu est en général plus courte que le récit, mais également du fait qu’une personne peut jouer plusieurs personnages.

Ensuite, à partir du texte du patient, le jeu opère des déplacements. Dans le jeu, les analystes ou le sujet peuvent insister sur telle ou telle partie du récit, en occulter une autre, ou encore jouer le contraire de ce qui fut énoncé précédemment.

Autre point, dans le rêve, les images ont valeur de symboles. Or, dans le jeu psychodramatique, la prégnance réelle des corps ne permet pas ces aménagements. C’est ainsi la relation entre les personnages qui devient symbolique. Le jeu permet l’articulation des représentations à des signifiants.

Le dispositif psychodramatique permet donc le passage du récit au jeu et ainsi le passage d’une scène non articulée typiquement traumatique à une articulation signifiante dont le sujet est le produit. Ainsi, le psychodrame peut être identifié à la scène du rêve mettant en œuvre les mêmes procédés. Ils sont tous deux le lieu des articulations de l’inconscient et du travail des signifiants.

Si les notions de « catharsis » et de scène psychique dessinent en quelque sorte la généalogie du psychodrame, il convient à présent d’en raconter l’histoire.

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B- Psychodrame psychanalytique et psychodrame morénien

Le psychodrame psychanalytique naît en France dans les années 1940, et résulte de la rencontre de la psychanalyse et du psychodrame morénien.

Pour Moreno, le psychodrame est une « science qui explore la vérité par des méthodes dramatiques[5]». Celui-ci se fonde sur le modèle du théâtre. Pour théoriser le psychodrame, il se réfère à la fois à la théorie de la spontanéité et à la théorie de l’abréaction.

En effet, Moreno cherche à reproduire la « spontanéité créatrice » des enfants au travers de la notion de rôle. Il considère qu’au cours de son développement, l’enfant adopte des rôles successifs dans ses différentes relations d’objets, pour aboutir à la construction de son identité. Moreno reprend cette idée pour l’adapter au psychodrame. Il permet à l’enfant de développer ses potentialités en lui proposant de les tester, de les essayer.

A Vienne, en 1921, Moreno fonde le théâtre de la spontanéité afin d’induire une abréaction des affects. En d’autres termes, il crée une situation théâtrale non prédéfinie. Chacun des spectateurs peut y participer à sa guise en collaborant à tous les stades de création du scénario ou du jeu. Le directeur de jeu peut intervenir à tous moments en intégrant de nouveaux acteurs ou en inversant les rôles. Par le jeu, le sujet découvre en lui des potentialités et des virtualités insoupçonnées. En permettant de vivre des émotions à travers le jeu de rôles, le sujet prend conscience de ses sentiments. Cette prise de conscience, qui enclenche un effet cathartique, n’est possible que si l’acteur est pleinement spontané.

L’absence de théorisation du psychodrame chez Moreno et la grande liberté proposée par ce cadre sont à l’origine de l’extension et de l’éclectisme des différentes techniques regroupées sous le nom de psychodrame. Quelques questions touchant au psychodrame morénien viennent dévoiler ses limites : on peut se demander si les effets de celui-ci s’inscrivent dans une continuité même lorsque les sujets ne sont plus appuyés par le regard omnipotent du directeur de jeu. On peut également s’interroger sur la prescription de la spontanéité dont l’objectif est de supprimer les mécanismes de défenses et les résistances, sans pour autant les analyser. Cette technique évite ainsi tout travail d’élaboration des conflits psychiques internes du sujet ou de sa problématique de séparation avec les imagos parentaux, central dans les méthodes thérapeutiques d’inspiration psychanalytique.

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Sans qu’une influence directe du psychodrame morénien soit tout d’abord identifiable, le psychodrame psychanalytique individuel naît, en France, dans le service du professeur Heuyer vers 1946. Créé par Serge Lebovici accompagné de René Diatkine, Evelyne Kestemberg et Jacqueline Dreyfus-Moreau, il naît, alors que Lebovici avait seulement entendu parler du mot de psychodrame, d’une modification des thérapies que Madeleine Rambert pratiquait à l’aide de marionnettes. Cette anecdote souligne l’importance de la notion de jeu dans la naissance du psychodrame.

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Ci dessous une très rare démonstration du psychodrame par Moreno datant de 1948 (Therapeutic Theater, Beacon, N.Y.) :

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C- Le jeu psychodramatique et la psychothérapie d’enfants

Les psychanalystes d’enfants sont les premiers à avoir introduit le jeu dans la thérapie. Cette notion est au cœur du psychodrame analytique et permet d’en saisir la spécificité. Comme nous le verrons, le jeu est tout d’abord la voie d’accès vers les fantasmes de l’enfant. Il est ensuite le lieu où s’élabore un espace potentiel. Le psychodrame est enfin une pratique groupale dans laquelle les co-thérapeutes jouent un rôle essentiel.

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1. Modifier la cure type

Chez les enfants, l’apparition du langage dans la cure psychanalytique classique est difficile. Afin de faciliter le langage, les psychanalystes ont été contraints de modifier le protocole de la cure-type. Ainsi, pour pouvoir l’appliquer aux enfants, ceux-ci vont associer le langage à un autre moyen de communication: le jeu. Cette dimension ludique va se retrouver dans le jeu psychodramatique. Ainsi, selon Serge Lebovici, « toute l’organisation de ce qu’en psychanalyse on appelle mécanismes de défenses du Moi se retrouve dans cette activité ludique qui, très vite, prend son double aspect : elle est réellement vécue, elle ne cesse d’être perçue par l’enfant comme fictive. Cette contradiction inhérente à la structure du jeu lui donne toute sa valeur dynamique [6]»

C’est Melanie Klein qui introduit le jeu comme un matériel susceptible d’interprétation dans le cadre de la situation transférentielle. Les jeux donnent accès aux fantasmes du sujet autour duquel s’instaure une relation transférentielle/contre transférentielle entre l’enfant et l’analyste.

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2- Le psychodrame psychanalytique et l’aire transitionnelle chez Winnicott

La spécificité du psychodrame individuel par rapport au jeu thérapeutique tient dans la pluralité des psychodramatistes dont la fonction consiste à tenir le rôle qui leur est attribué par le sujet. Dans ce contexte, la relation transférentielle se trouve diffractée sur le meneur de jeu et les co-thérapeutes. Ces derniers représentent les diverses identifications du sujet, révélant, en fonction du rôle qu’il attribue à tel ou tel psychodramatiste, l’évolution de sa relation transférentielle. Ainsi, le transfert est moins massif que dans une relation thérapeutique duelle.

Ensuite, à partir de la règle du « faire semblant » et du choix d’un personnage, le psychodrame se présente comme un espace intermédiaire entre le monde intérieur de l’enfant et le monde extérieur. Il joue alors le rôle de ce que Winnicott nomme dans Jeu et réalité, « l ‘espace potentiel »et qu’il définit comme « l’aire intermédiaire d’expérience qui se situe entre le pouce et l’ours en peluche, entre l’érotisme oral et la véritable relation d’objet, entre l’activité créatrice primaire et la projection de ce qui a été introjecté[7] ». Le jeu apparaît ainsi comme un médiateur du « je », situé entre le réel et l’imaginaire dans un entre-deux permettant le déploiement d’un jeu fantasmatique. Le jeu est précurseur de l’activité fantasmatique et permet à l’enfant de façonner sa place singulière et sociale, actuelle comme future, via des scenarii fantasmatiques. Il se fait le lieu d’anticipation d’un autre « je » dans le jeu. Et le psychodrame d’apparaître comme une aire intermédiaire favorable à la construction de l’identité de la personne[8].

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3- Les co-thérapeutes: rôle et fonctions

Comme nous l’avons vu, c’est la capacité à jouer et à prendre un rôle qui représente le facteur stimulant essentiel du psychodrame. Cette activité en apparence ludique introduit une « aire intermédiaire » entre le dedans et le dehors, entre l’analyste et l’analysant. L’attribution d’un rôle est une invitation à entrer dans un personnage qui facilite la spontanéité du sujet. Ainsi, les choix et les hésitations du patient dans la distribution des rôles sont à comprendre comme des révélateurs de ses conflits, de ses identifications, de ses défenses.

Dans le psychodrame individuel, la capacité du patient à jouer un autre personnage que le sien est souvent considérée comme un moment productif de la cure, car il témoigne de l’acquisition d’une sécurité suffisante, et ouvre la voie à une distanciation.

Les co-thérapeutes représentent les diverses identifications du patient, révélant, en fonction du rôle attribué par ce dernier à tel ou tel psychodramatiste, l’évolution de sa relation transférentielle. C’est ainsi que Kestemberg et Jeammet, dans Le psychodrame psychanalytique expliquent, que pour le sujet, « l’évolution de ses choix dans le temps est en effet révélatrice de l’établissement des liens transférentiels et de la distribution des imagos des co-thérapeutes. Leur permanence comme leur changement deviennent alors autant de points de repères de l’évolution de la dynamique transférentielle[9] ».

Le psychodrame analytique est donc un collectif, et ceci à double titre. Activité groupale, il met également en scène une représentation de la psyché en tant qu’elle est une configuration d’instances souvent en conflit. Comme le remarque P. Sullivan lors du colloque « Psychothérapies à l’adolescence » organisé par l’association du centre Etienne Marcel, le 23 Novembre 2007, « le psychodrame, par la multiplication de ses intervenants, reproduit ces conflits d’instances. Les patients s’y opposent dans un premier temps, mais ils sont souvent rapidement séduits par le jeu qui favorise cette intériorisation ». L’adolescent, en particulier, organise un procès des figures internes, des imagos : il juge un parent, il juge un co-thérapeute qui a mal interprété, et ainsi de suite. Le psychodrame permet ainsi au patient « d’habiter le lien de la projection » et non de projeter uniquement ses représentations internes.

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Conclusion

Pour conclure, plus qu’un cadre, le psychodrame est un socle conceptuel qui laisse aux thérapeutes une grande liberté dans leur pratique. Il permet le passage, dans le jeu, de l’expression de comportements manifestes du sujet à la prise de conscience de l’existence de son monde interne. Son objectif est de conduire à la libre association, à l’assouplissement des frontières entre conscient et inconscient, entre le dedans et le dehors, permettant ainsi la familiarisation du sujet avec ses conflits et ses désirs.

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Pour aller plus loin

  • Un article sur le psychodrame par P.Delaroche
  • Un article sur les processus psychiques à l’œuvre dans le psychodrame par Gérard Bayle

Ci dessous: un exemple de séance de psychodrame psychanalytique destiné à la formation des professionnels:

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[1]. Aristote, Poétique, Paris, Les Belles Lettres, 2002.

[2]. Nietzsche, F., La naissance de la tragédie, trad. G. Bianquis, Paris, Gallimard, 1962.

[3]. Dans Artaud, A., Le Théâtre et son double, Paris, Gallimard, 1944.

[4]. Freud, S. (1900), L’interprétation des rêves, trad. I. Meyerson, revue par D. Berger, Paris, PUF, 1967, p.241.

[5]. Moreno, J.L., Psychothérapie de groupe et psychodrame, trad. A. Ancelin-Schützenberger, Paris, PUF, 2007.

[6]. Lebovici S., (1958) « Bilan de dix ans de psychothérapeutique par le psychodrame chez l’enfant et l’adolescent », La psychiatrie de l’enfant, vol. I, n°1, p. 65.

[7]. Winnicott, D.W., Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1975, p.8.

[8]. Jean-Marc Dupeu souligne l’importance de cette caractéristique du psychodrame dans le choix des indications. Le dispositif psychodramatique permet d’instaurer avec un patient psychotique ou d’organisation limite une situation rendant possible la mise en jeu d’un transfert qui contourne le risque de la dérive persécutive ( Dupeu, J.M.; L’intérêt du psychodrame analytique. Paris, P.U.F., 2005).

[9]. Kestemberg, E., Jeammet, P., Le psychodrame psychanalytique. Que sais-je? P.U.F.. 1987, p.37.

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